La préhistoire du Manga

Du XIXe siècle à la seconde guerre

Si l’on fait parfois remonter le manga à d’antiques illustrations japonaises, il faut se rendre à l’évidence, cet art unique est un pur produit de l’époque moderne et de la post-révolution industrielle. Dans sa forme aboutie, il n’émergera, en effet, qu’à la fin du XIXe siècle et connaîtra une véritable mue au XXe siècle et dans le monde de l’après-guerre.

Révolution post-industrielle, société de consommation & culture de masse

En poussant un peu sur cette idée de modernité, on pourra même ajouter que le Manga est un pur produit de la société de consommation avec ses séries, ses histoires à suivre et encore son art vite consommé, éphémère, et jetable. Sans l’imprimerie post-industrielle, ses possibilités de grosses séries et la baisse des coûts de production, pas de marché du Manga non plus. Et bien sûr pas de pérennité des univers manga et de leur distribution (ou en tout cas pas le même) sans les notions de fidélisations fortes et des clients sans cesse à l’affût des nouveautés régulières à consommer. Du point de vue de la pure distribution de masse, le premier vrai démarrage de tout cela coïncide avec l’essor de la presse écrite et ses histoires à suivre. De la même façon, on ne peut s’empêcher de penser aux modèles des « Dime novels », ces histoires courtes, qui dès la fin du XIXe siècle, avaient inondé le marché US. Sur des thèmes variés, parmi lesquels on retrouvait déjà la SF, l’anticipation et les récits de Jules Verne, le public pouvait acquérir ces petits ouvrages sortis tout chaud des rotatives, pour « deux sous » (une « dîme » d’où le nom). A leur façon, ces dime novels consacraient déjà l’émergence d’un nouvelle culture de masse et d’une nouvelle manière de consommer le livre. Certes, elles n’étaient certes pas encore des bandes dessinées même s’il leur arrivait de contenir plus d’une illustration. Cela ne tarderait guère. Bien des années plus tard certaines bandes dessinées bon marché reprendraient ce format.

Influences multi-culturelles et ouverture au monde.

Comme l’histoire des idées, les innovations humaines émergent quelquefois en même temps, à différentes endroits de la planète. Il ne s’agit donc pas de dire que le Manga est l’héritier direct de la dime novel mais on peut sans doute l’englober dans un mouvement qui, de la révolution industrielle au XXe et jusqu’à la révolution par l’image a consacré l’importance de la presse écrite et la naissance d’une culture populaire de masse et de loisir, portée, en grande partie, par l’imprimerie.

Hormis cela et comme un grand nombre d’objets culturels de notre monde, le manga fut aussi le produit de multiples influences. La première qu’on lui reconnait est celle d’une certaine presse britannique et étrangère installée au Japon, vers la fin du XIXe siècle et qui s’épanchait du côté humoristique et satirique. On comptera bien sûr avec cette presse et d’autres sources, sur l’émergence progressive des codes narratifs de la bande dessinée moderne (des bulles, des cases, des innovations dans la façon de raconter). Dans ces influences des premières heures sur l’émergence du manga japonais, il est assez commun de reconnaître celles de certains illustrateurs alors installés au Japon comme Charles Wirgman (1832-1891), Georges F Bigot (1860-1927), Gustave Verbeck (1867-1937). Sur place, ces derniers dessinent, croquent et certains transmettent même leur savoir-faire et l’enseignent. Enfin, pour en avoir une vision juste et complète, il faut encore ajouter que, durant cette période, l’Empire du Soleil Levant s’ouvrait au monde et envoyait aussi ses ressortissants à la conquête de son exploration et de ses savoirs. Il n’a pas donc attendu passivement un hypothétique savoir-faire qui lui serait tombé tout cuit dans le bec, il a couru le monde pour aller le chercher.

Alchimie et distillation

Au delà de cette effervescence des origines, il a résulté une évidence incontestable : pour faire un manga, il faut un japonais. Entendons-un un artiste, un mangakan, un alchimiste capable de distiller la sensibilité japonaise et de créer ses propres codes, au travers de toutes ces influences culturelles. Au début du XXe siècle, Yasuji Kitazawa (1876-1955) sera considéré comme l’un des premiers à avoir réalisé cette synthèse. Suite à cela, on admet généralement qu’après avoir continué de se chercher sur des rives plutôt satiriques, pendant les deux ou trois décennies suivantes, un long hiver contraindra le manga à s’assagir sous la pression d’une censure gouvernementale qui se durcit et se radicalise. Art au service de la propagande, le manga devra attendre l’après-guerre pour connaître un nouveau souffle, à défaut de renaître de ses cendres, et quel souffle !